Blablabla (et au revoir Coëtquidan)


En fin de semaine prochaine, à l'occasion d'une série d'oraux de soutenance (mémoires d'élèves officiers de l'Emac / ex '4ème Bat'), je vais rendre mon tablier. Arrivé aux Ecoles de Saint-Cyr Coëtquidan en 2003, au milieu de bien des tourments personnels, je clos par conséquent un cycle de 18 années. Qu'il me soit permis de décrire ici mes impressions, à ceux qui auront la gentillesse de me lire en tout cas

Sur place, je ne veux ni discours ni rien qui sorte de l'ordinaire. A la fin du mois de mai, le département Histoire (et géographie) participait en effet à un rallye Ecoles, faisant passer tous les officiers-élèves dans différents ateliers ponctuant un parcours sur le camp-bâti. L'un d'eux se tenait sous une tente spécialement montée dans le hall du musée du Souvenirs. J'y ai passé dix-huit heures, avec mes camarades gradés et mes collègues enseignants civils.

Cette ultime tâche m'a bien aidé à franchir le dernier pas. Entre les groupes d'élèves, de ceux qui attendaient pour répondre à des questions d'histoire militaire, de tactique ou de stratégie, j'ai pu longuement admirer les objets et lieux, le décor de ce qui a été mon lieu de travail pendant toutes ces années (quelques vues pour les curieux). Civil n'ayant jamais porté l'uniforme qu'en préparation militaire, à la veille d'une mutation dans l'Education Nationale - à 49 ans, combien de temps me reste t-il avant de partir en retraite ? - j'ai pris soin de m'imprégner des statues : 'la France' sculptée par Bourdelle après la Grande guerre et plastiquée par les terroristes de l'OAS en 1962 (lien). 

Devant les portes vitrées du musée, le bronze de Clésinger représentant le général Marceau regardait la passerelle, sur l'autre bord du Marchfeld, statue sortie des réserves des Invalides au siècle dernier, après un séjour dans une cour de la Vieille école, avant qu'elle ne fût bombardée, près de Versailles (lien).

 


Je quitte donc Coëtquidan, plein d'espoir pour la suite, mais avec un léger pincement de cœur. Lever le voile sur toutes les raisons de ma lassitude n'aurait guère sa place, sauf à faire preuve d'une certaine ingratitude. La première de toutes les causes est géographique, cela va mieux en le disant : Coëtquidan se trouve trop loin de Rennes, la ville dans laquelle je suis désormais installé avec femme et enfants. Les déplacements en voiture me fatiguent, conduire me déplait. Les programmes changent, la géographie demeure à sa place (modeste), les formations mettent en avant l'opérationnellabilité : ceci dit, je ne veux instruire aucun procès dont je serais à la fois juge et partie. Tout doit changer, et quiconque se leurre qui s'arrogerait le droit de rester à vie à son poste.

En 2003, j'ai quitté le Prytanée de la Flèche avec hésitation, pour venir enseigner en centre Bretagne, suscitant la joie et la fierté de mon père, lui-même ancien de la Spéciale (Promotion Amilakvari, 1954-56). Il ne saura pas que mon séjour s'interrompt cette année, lui qui est mort cinq ans après mon installation. En tant que cornichon - préparant Saint-Cyr - au lycée Henri Poincaré entre 1989 et 1991, j'avais bien espéré poser mes valises quelques mois à Coëtquidan : sans imaginer y parvenir près d'une décennie plus tard, ni y demeurer aussi longtemps. Improviser, s'adapter.

En 1991, la guerre du Golfe et les missions d'interposition en ex-Yougoslavie m'ont détourné de l'envie de faire carrière dans l'Armée de terre : sans jamais caricaturer le courage des casques bleus envoyés sur place. Je pense en particulier au général Morillon intervenant à Sebrenica (en Bosnie). En septembre 2003, le lieutenant-colonel qui m'a recruté - et dirigeait alors le département histoire - m'a incité à proposer un cycle de cours et TD pour l'ESM 2 (= deuxième année) qui devait s'ancrer à la fois dans l'histoire contemporaine et la géographie. Un seul exposé m'a marqué cette année-là. Le sujet était "Bagdad, 2003" : l'EO m'a narré l'éclatante victoire américaine; à mes remarques dubitatives, il a répondu par un balayage lapidaire laissant entendre qu'un civil ne pouvait rien y entendre.

En 2013, un officier breveté m'a sollicité pour l'introduction à une conférence sur le Sahel. En plein lancement de Serval, il souhaitait que l'on présente la sous-région "en un quart d'heure" (sic). Vous comprenez, les rives du fleuve Niger, les marges du désert, le sable qui s'élève, le chèche qui protège, les religions mystérieuses, les routes caravanières; et hop, on passe ensuite aux choses sérieuses. Quand j'ai proposé un contre-projet de quatre heures, l'intéressé m'a oublié. Mais qu'importe aujourd'hui. 


Je pars la tête pleine du souvenir des dizaines d'élèves officiers sahéliens passés sous mes yeux : fils d'éleveurs, de cultivateurs, de fonctionnaires (plus ou moins bien payés), ces musulmans au regard clair et ces chrétiens aux prénoms fleurant l'ancien Testament; tous, dont l'écriture reflétait une école primaire plus exigeante que la nôtre sur la forme des lettres.

L'un souffrait du sida à l'insu de ses camarades et bénissait le Ciel d'être soigné dans les hôpitaux militaires français. L'autre me parlait de ses liens de parenté au sud du Burkina, au delà des frontières fixées en 1960, en pleine guerre civile ivoirienne. L'un exprimait son admiration pour Robert Mugabe, le président zimbabwéen qui "savait parler aux Occidentaux", bien d'autres exprimaient leur agacement devant la présence des investisseurs chinois sur le continent africain. A l'occasion d'un TD sur Dakar, j'ai pu sonder l'ampleur du fossé qui nous sépare parfois - moi Européen - de certains Africains : la discussion avait dérivé sur les nuits dakaroises, les jeunes qui font la fête, boivent et s'amusent. Le furieux avait soudain insulté tous ceux qui étaient là, évoqué la faute des "Occidentaux dépravés".

Bien d'autres expériences avec des élèves étrangers me reviennent, mais peu de région dans le monde ne souffrent en ce printemps 2021 comme le Sahel : l'Afghanistan, peut-être, qui a envoyé à Coëtquidan de nombreux élèves-officiers ? Je voudrais citer aussi des Malgaches, des Coréens, des Vietnamiens : pas de place pour les adjectifs. Evitons les clichés. Les premiers n'ont pas la rancune de la révolte de 1947 tandis que les derniers gardent en bouche la logorrhée marxiste-léniniste pondue par le régime qui les envoie en France. 

Se bousculent aussi dans mes pensées des Allemands souvent au-dessus de la moyenne (un que je préférerais ne pas avoir croisé), des Espagnols - dont un à qui j'ai fait découvrir la guerre civile dans sa complexité -, des Canadiens francophones ou non... et pour terminer ce tour du monde, des Américains qui ont occupé une place éminente.

Ils ont été les plus nombreux, les plus réguliers et parfois les plus prévisibles. Couleurs de peau et religions indiffèrent quand on arbore au bras le Stars & Stripes, même si l'un d'eux raide comme un piquet, issu de VMI m'a dit dans un garde-à-vous de Marine "être Carolinien". Un élève-officier lisant un extrait des exhortations évangéliques de Stonewall Jackson - général aussi sudiste que fondamentaliste - avec des tremblements dans la voix a provoqué dans un amphi un silence religieux que je n'ai pas oublié. Mon premier élève Noir-Américain de West-Point s'asseyait en amphi... loin de ses camarades : avec les Sahéliens. 

Une élève major de West Point, ayant appris toute seule le français pour son stage à Coëtquidan, lisait tout ce qui passait, me bombardait de questions à chaque cours et a passé ses permissions à faire de la varape dans les Alpes. D'un ultime groupe qui comprenait aussi des Canadiens et un Finlandais, je garderai les réactions à mon cours sur la Chine, de ce que tous découvraient, éberlués...

On me reprochera de ne pas m'appesantir sur les élèves officiers français : beaucoup m'ont comblé par leur gentillesse, leur politesse et leur culture générale. Un peu plus haut, j'ai émis des réserves sur les orientations de l'enseignement : la géographie souvent considérée comme absconse n'a pas toujours bonne presse parmi les élèves des Ecoles. Il  n'empêche que j'ai pu - avec une grande liberté - proposer des contenus originaux et renouvelés. La frontière entre histoire et géographie a même été allègrement franchie à l'occasion d'un cycle consacré aux Guerres civiles contemporaines. Une année, j'ai glissé un peu de risque insurrectionnel, une autre une dose de risques naturels.

Le temps presse. Il me faut conclure, formuler des adieux apaisés. Je ne pars pas hanté par les obsèques d'un enfant. Ma vie professionnelle reste autant ouverte que possible à des expériences d'enseignement dans le secondaire. Car je garde l'envie de proposer ce que j'aime le plus, loin des carcans universitaires : vulgariser, pour tenter d'élever la pensée de mes contemporains focalisés sur le temps immédiat.

Merci à mes lecteurs fidèles...

Lande bretonne, je t'ai longtemps parcourue sur le Camp, allant du bâti à la Grande Bosse (et lycée de Versailles). Je t'arpenterai désormais en promeneur

Commentaires

  1. Bon vent professeur .
    Alpha Diakité promo ceux d'afgha

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    1. Un grand merci : qu'il souffle aussi de votre côté. Sans vous apporter trop de sable saharien 😉

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  2. Merci infiniment pour la qualité de vos cours, votre éclairage sur l'histoire à travers la géographie était très apprécié.

    Je garde en mémoire quelques moments d'anthologie avec l'utilisation de clips vidéo pour lancer les cours, les moments particulièrement stimulants de choc des cultures...
    Au plaisir de vous lire ou vous croiser.

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    1. Avec retard, je découvre ces quelques mots touchants. Ils tranchent avec un grand silence qui m'a accompagné ces derniers mois : ils me réconfortent donc (logiquement)et me donnent envie de rebondir dans mon nouveau poste.
      Encore désolé de ne pas vous avoir répondu plus tôt. Longue et bonne vie à vous, et attention aux coups d'hélice ;)

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