"Le pivot géographique de l'histoire", ou le naufrage d'Yves Lacoste



   Celui que beaucoup révèrent un peu vite comme le père de la géopolitique française m'a accompagné par l'esprit pendant de nombreuses années; sans le savoir, bien entendu. Je lui dois des ouvrages stimulants, comme son Dictionnaire ou son ouvrage sur la Méditerranée. La revue Hérodote m'a également longtemps servi - comme abonné puis comme simple lecteur - dans la préparation des concours et cours, ou dans l'éveil à des problématiques les plus diverses.

Il y a eu néanmoins un double non-dit qui entre-mêlait cette sorte de compagnonnage intellectuel (sans contact d'aucune sorte, faut-il le préciser) et m'empêchait de me rapprocher davantage de ce qui est devenu une école organisée autour des productions et écrits du professeur aujourd'hui en retraite...


  • le premier non-dit tenait aux options premières du jeune universitaire né au Maroc, observateur des bouleversements du monde de l'après-1945, enthousiaste vis-à-vis de ce que certains analysaient comme la revanche du Tiers-monde à l'issue des guerres de décolonisation, frisant avec l'anti-américanisme des anti-impérialistes lors de la guerre du Vietnam. Le nationalisme mâtinée d'internationalisme de Lacoste m'a d'abord paru vieillot. Il me paraît désormais - au mieux - contestable (source).

  • Le second non-dit venait du contexte. En quelques décennies, la géographie a déserté les médias grand public - à l'exception notable du Dessous des cartes - et a subi un rétrécissement drastique : confinement dans les programmes d'histoire-géo du primaire & secondaire, relégation de la topographie des enseignements, dégagement de la géographie physique au profit des Sciences de la vie et de la terre.

   La revue Hérodote et son chef de file Yves Lacoste ne m'auraient pas convenu que le résultat n'aurait pas varié, du point de vue de son impact et de son utilisation ! Dans une oasis isolée au milieu du désert, on ne fait pas la fine bouche sur la couleur de l'eau puisée. Par respect pour un homme d'une autre génération, je n'ai en outre pas cherché à m'insurger contre une forme de monopole des géographes lacostiens, coincés entre les sociologues et les spécialistes des Relations Internationales.

L'envie de parler de tout et dans le feu de l'actualité, a produit une banalisation et une distorsion méthodologique qui ne m'ont pas échappé. Mes réserves se sont accumulées, qu'il s'agisse du maître ou de ses disciples : sur les relations entre Europe et Russie, sur la question post-coloniale (l'Allemagne et les Etats-Unis exclus de toute comparaison avec la France pour traiter des problèmes de l'immigration), sur  la Libye du guide Kadhafi, ou encore sur l'analyse récente du vote FN. La liste dépasse ces quelques exemples, mais le résultat souffre au minimum la discussion. Rien de grave que cette ultime évolution : on ne peut pas être et avoir été, et l'opinion d'autrui m'indiffère du moment qu'elle ne me censure pas.

   Restait que je n'avais pas lu l'article d'Yves Lacoste sur le 'Pivot géographique de l'histoire', lecture critique de la célèbre conférence donnée par le Britannique Halford John Mackinder à la Société Royale géographique de Londres, en janvier 1904. C'est désormais chose faite, après lecture dans le langue originelle du texte-support : ici en français chez Egea. Avec retard (2012), je ne décolère pas. La faute apparaît énorme, dès les premières lignes... L'octogénaire français introduit en effet son pamphlet en plaçant sur un pied d'égalité son oeuvre ('l'école française de géopolitique' - sic -) et celle du Britannique aux résonances quasi universelles.

Que le maître à penser écrive dix ans avant le déclenchement de la Première guerre mondiale ne semble pas effleurer l'esprit du critique. En 1904, la météorologie moderne continue de tâtonner, les avions volent tout juste, et Wegener n'a pas encore conçu sa théorie sur la tectonique des plaques; les grandes découvertes s'achèvent, mais la classification biogéographique des milieux n'est pas achevée. Au plan idéologique, Mackinder suit sans doute la montée en puissance des nationalités perdues dans des territoires trop vastes (sur les bords de la mer de Chine), insérées dans des structures géopolitiques défaillantes (l'empire Ottoman) ou étouffées à l'intérieur d'empires eux-mêmes tiraillés par des tensions sociales (Russie ou Autriche-Hongrie). Mais en 1904, le sultan du Maroc n'a pas encore perdu son trône, les Balkans restent sous le joug d'Istanbul et l'empire Britannique ne connaît pas de rival.

   Ne pas rappeler ce contexte ne fait pas que nuire au propos général, il fait courir le risque à Yves Lacoste de se voir reprocher une jalousie ridicule, en même temps qu'une fièvre accusatrice digne d'un procureur obtus. Certes, il rend un hommage appuyé au principal traducteur et commentateur français (le regretté Hervé Couteau-Bégarie) de Mackinder, mais cette attention notable ne suffit pas; elle tombe même en porte-à-faux! Si Couteau était un penseur éminent, pouvait-il estampiller comme majeur ce géographe que Yves Lacoste discrédite dans l'intégralité de son article ? La contradiction saute aux yeux. A plusieurs reprises, le simple procès d'intention remplace même la simple opposition d'idées.

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   Géographie physique à la petite semaine. Mackinder s'appuie sur les connaissances de son temps pour évoquer les milieux naturels de la Russie d'Europe et ses franges méridionales. Car il veut démontrer l'association entre sols (légers), végétations (herbeuses) et pratiques. Qu'elles fussent pastorales ou guerrières, elles s'étendaient sur de si vastes surfaces qu'elles recouvrait une partie importante de l'Asie, du foyer de peuplement Han (ethnie majoritaire chinoise) jusqu'au Danube : l'Eurasie turco-mongol. Imprécis, le constat de Mackinder demeure parlant aujourd'hui, bien qu'il omette par exemple la toundra n'apparaît pas, au nord de la forêt de conifères, de part et d'autre du Cercle polaire arctique. Yves Lacoste ne se satisfait pas de l'idée générale et cherche indûment la petite bête. Oui, il y a aussi des chaînes montagneuses fermant la steppe au sud (Caucase, Pamir, etc.) mais on pourrait signaler de très nombreux littoraux - oubliés par le malencontreux (1) redresseur de torts - : ceux de la mer d'Aral, de la Caspienne ou de la mer Noire.

   Les grandes invasions sont le deuxième cheval de bataille de notre géopoliticien national. Après avoir cité largement Mackinder dans le texte, il aurait pu remarquer que la liste fastidieuse de tous les peuples - depuis les Celtes jusqu'aux Magyars en passant par les Huns - alourdit le propos de l'auteur. Il préfère relever des manques : les Varègues ont fondé Kiev; dont acte. Mais Mackinder ne mentionne pas davantage les Vikings en Angleterre ou à Paris, les Vandales qui traversent Gibraltar et envahissent l'Afrique du nord. Dans la moitié occidentale du plus grand de tous les continents - et depuis des millénaires - des vagues de peuplement se sont succédées. N'est-il pas important de savoir leurs modes de déplacement, ou - pour être plus précis - de connaître le cheval source de toutes les anciennes mobilités ?

Lacoste assène en vieux grincheux que le Britannique n'a pas proclamé la supériorité du cavalier Hun sur le chevalier chrétien, a tu l'invention de l'étrier et le génie stratégique des souverains des steppes. Il est plus simple en 2012 de décerner des couronnes qu'en 1904, quand on dispose du fruit des recherches historiques et des fouilles archéologiques. Ces dernières ont révolutionné les idées reçues longtemps véhiculées sur les Barbares nomadisant dans le centre de l'Asie ! S'ensuit une attaque délirante du concept central de l'intervention de Mackinder : le Heartland. L'expression jouerait sur le double sens de cœur, posant à Yves Lacoste un état d'âme. (2)

Non seulement il n'y a pas d'anachronisme mais le mauvais contradicteur s'enferre. Il aurait souhaité une meilleure définition des 'bordures de la plaque eurasiatique', citant ensuite les grandes chaînes de montagnes (Alpes, Himalaya, etc.) et les foyers de peuplement chinois et indiens. Mackinder proclamerait la supériorité des navigateurs européens et la marginalité des peuples asiatiques abordés par voie maritime au XVIème siècle, via le Cap de Bonne-Espérance et l'océan Indien. A une complète imprécision, Yves Lacoste ajoute par conséquent un contre-sens. Heartland se situe hors d'Europe, à l'Est de l'Oural : c'est donc une projection - certes discutable - de 5 à 10.000 ans d'histoire continentale, telle qu'elle était connue en 1904 !

Dans la deuxième moitié, le ton s'adoucit heureusement. Mackinder a excessivement simplifié l'expansion impériale russe à partir de la Renaissance. Son critique français s'en donne donc à cœur joie pour relever les oublis. Lui-même gomme à la fois la dimension culturelle et religieuse du tsarisme, réinterprétation russe de l'Empire byzantin (lui-même prolongation de l'Empire romain) et modèle auto-proclamé d'un royaume chrétien luttant contre l'Islam turco-mongol conquérant :

  • l'importance de la taïga, refuge pour les Russes - sujets des Mongols - dans la seconde moitié du Moyen-Âge, avec l'interaction féodale tardive qui en résulte (les serfs peinent à s'affranchir, dès lors que les seigneurs assurent leur protection dans un environnement hostile)
 
  • le rôle des Cosaques comme supplétifs de l'armée tsariste. Ils contiennent puis repoussent les tribus nomades des steppes, et sédentarisent dans les stanitsas  : villages fortifiés destinés à la colonisation agricole.
 
  • le facteur démographique. Les Russes dépassent en population les Français dès le début du XVIIIème siècle


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   Conclusion. Yves Lacoste reconnaît en fin de compte à son adversaire le droit d'échafauder une thèse. C'est évidemment pour la démonter dans ses attendus comme dans ses développements. A cela je ne peux rien faire d'autre que de constater la part de mauvaise foi du Français. Bien sûr, les Britanniques chantent Rule Britannia et se reconnaissent comme seul animal fétiche le lion roi des animaux : est-ce la faute de Mackinder ? Il ne suffit pas de lui opposer "l'immense géographe" (sic) Elysée Reclus pour balayer des faits têtus. Le pivot géographique a été reconnu comme un postulat important dans l'histoire contemporaine...

Quels sont-ils - ces mérites - pour rendre à César ce qui lui appartient, et à Mackinder ce qu'il a proposé ? A la veille de la Première guerre mondiale, la Russie représente l'exemple d'une puissance géopolitique totale; peu importe la définition exacte donnée à l'expression pivot. Quoi qu'en disent les esprits chagrins, la puissance maritime britannique est en train de passer tragiquement : rivalités coloniales et commerciales, montée en puissance industrielle continentale. Dans la seconde moitié du XIXème siècle, l'économie russe connaît une phase de transformation comparable à celle que l'on observe au même moment aux Etats-Unis. Dans ce dernier cas, une dizaine de millions de migrants ont apporté à leur pays d'accueil ce que le croît naturel a produit dans l'empire des tsars Alexandre II, Alexandre III et Nicolas II.

   L'expansion territoriale de la Russie se fait continue et multidirectionnelle, aux dépens de la Suède (Finlande et Estonie), des pays Baltes, de la Pologne, des empires Centraux et enfin de l'Empire ottoman (sur les littoraux de la mer Noire et au Caucase). Sans doute le géographe britannique n'en détaille pas tous les aspects comme on peut le faire avec le recul aujourd'hui. Je ne juge plus nécessaire de revenir sur le reste du papier d'Yves Lacoste qui consacre ses derniers paragraphes à fustiger le Mackinder de l'après-1918 (lui ou ses commentateurs); ce qui ne convient pas à l'idée d'une critique limitée de la thèse du pivot géographique. En 1914, Berlin précipite l'Allemagne et ses alliées dans un engrenage catastrophique et presque sans fin : une guerre sur deux fronts.

On commentera sans fin les circonstances du conflit mondial à l'été 1914 (simultanéité Ouest/Est de l'effort militaire allemand) et les erreurs stratégiques commises. L'Empereur Guillaume II prend des risques excessifs, parce qu'il estime qu'il y a péril en la demeure. Le Heartland continental menace dans son existence même l'Allemagne; c'est en tout cas ce qu'il pense, opinion partagée à la Cour, très probablement. Mackinder avait donc raison, malgré un argumentaire parfois bien léger, n'en déplaise à Yves Lacoste...


  • (1) "C’est à ces dernières [... les steppes] qu’il porte presque exclusivement attention, sans pour autant noter qu’elles s’étendent d’est en ouest pour l’essentiel sur un très vaste ensemble de grandes plaines et de plateaux, ce que de nos jours les géologues appellent la plaque eurasiatique" / Yves Lacoste commet lui-même une confusion. La plaque eurasiatique représente une unité géographique résultant de la tectonique des plaques, sans rapport avec les reliefs de surface; ainsi, on trouve la chaîne himalayenne autant que la plaine russe, les plateaux sibériens ou les monts Oural.
  • (2) "le mot heartland a une profonde connotation sentimentale (notamment aujourd’hui aux États-Unis à titre publicitaire)"

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