Des virus, et de leur capacité à provoquer des grandes transitions [retour sur "Nos phobies économiques", Delaigue et Ménia]


Sous l'Empire romain, à la fin du Moyen-Âge, lors des grandes découvertes ou à l'époque moderne, de grandes épidémies ont affligé le monde, qui traversaient les océans et se jouaient des frontières. Elles ont révélé les failles internes aux grands ensembles géopolitiques, les difficiles transitions entre dynasties et régimes plus ou moins démocratiques, l'accumulation de privilèges ou - au contraire - la précarité de ceux qui triment en bas de l'échelle sociale. L'affaire est entendue. Des millions d'humains ont perdu la vie dans le stress et l'encombrement des cimetières, avec un ultime épisode remis au goût du jour - hélas - en ce début d'année 2020. A quoi sert-il de dramatiser à l'excès l'inéluctable?
L'information instantanée ne sert à rien. En matière de maladie transmissible mais non visible et difficile à quantifier, elle agit en sens inverse de ce qu'il conviendrait de faire : poussant à ignorer les faits et mépriser les décisions gouvernementales. Or, il va falloir rester patients ! La géographie, la démographie et l'économie - enrichies par le travail des historiens du temps long - vont néanmoins pouvoir aider à faire réfléchir ceux qui s'en donneront les moyens intellectuels. Car il faut tordre le cou aux simplifications abusives. Ainsi se pose la question de l'utilisation de la dernière pandémie de l'histoire : à la fin de la Grande guerre, la fameuse grippe espagnole.
  1. Dans la période qui a suivi l'Armistice (1918-1920), des dizaines de millions d'Européens ne mangeaient plus à leur faim depuis cinq ans. 
  2. Des dizaines de milliers de blessés survivaient tant bien que mal, sauvés par des chirurgiens ayant réussi dans l'urgence à intervenir, au plus proche du champ de bataille. 
  3. Ces hommes étaient toutefois diminués, à proximité du Front sur lequel avaient afflué (en 1918) des milliers d'Américains transmetteurs de la maladie. 
  4. Dans le même temps, la guerre n'en finissait pas, avec des troupes d'occupation en Rhénanie, le conflit entre Grecs et Turcs en Asie mineure, la guerre entre Rouges et Blancs en Russie. Qu'y a t-il de comparable avec 2020 ?


Dans leur livre intitulé "Nos phobies économiques", Alexandre Delaigue et Stéphane Ménia ont montré (il y a plus de dix ans) l'impact d'un virus sur une société développée : c'était le thème de leur chapitre IV : 'Nos virus auront ma peau'. "Les activités économiques déterminent-elles des conditions propices au développement d'épidémies?" se demandent les deux auteurs page 91... Ils enchainent sur l'impact sanitaire du transport aérien mondial : en constante augmentation à l'époque. Avec le recul, et fort des premiers retours des autorités européennes, on sait désormais que l'épisode du coronavirus va pousser de nombreuses compagnies à mettre la clef sous la porte. Que restera t-il des autres à l'issue de la crise ?

Dans un second temps, le lecteur parcourt un long passage sur la diffusion du VIH en Afrique à cause de conducteurs routiers. Ceux-ci ont favorisé le décollage économique du continent en même temps qu'ils diffusaient la maladie de villes en villes, de bas-côtés isolés en ports de commerce, de bordels non surveillés en parkings pour camions. Plus globalement, le développement du commerce par voie terrestre - toujours selon AD et SM - impacte aussi d'une autre façon la mondialisation : à cause de l'exportation de viande industrielle, elle-même sujette aux transmissions homme/animal.

La pauvreté tue, non pas directement, mais parce que l'Etat n'a pas les moyens de préparer les bonnes parades. Cet argument classique - que l'on retrouve ici logiquement dans un troisième temps, sous la plume des auteurs - s'applique malheureusement aujourd'hui; parce que les programmes d'austérité ont amené à fermer des hôpitaux (en particulier militaires), ont fait adopter la tarification à l'acte, ont fait forcer les directions à sabrer dans les effectifs. Trente ans de politique néo-libérale, de managérialisme à la petite semaine font que l'Europe, l'Amérique du Nord occupent la place des pays pauvres, ceux d'hier.

Enfin, dans la continuité de l'interrogation centrale se situe la question ultime : combien coûte la lutte contre une épidémie? AD et SM répondent avec prudence qu'il s'agit d'un étage à deux niveaux. Si l'on peut à peu près circonscrire le premier étage - salaires, heures supplémentaires, coûts des matériels, construction des infrastructures - le second pose davantage de difficultés. Comment peut-on en effet évaluer l'interruption de telle ou telle activité économique, l'utilisation de la puissance publique au profit des hôpitaux, le financement des divers frais nécessaires aux milliers de malades? Peut-on même les planifier? Les deux auteurs citent un économiste australien qui a tenté d'analysé les conséquences de la crise du SRAS en 2002



Avec dix ans d'avance, AD et SM balaient les lieux communs découverts à marée basse
  1. Les médecins et infirmières servent à cela (= pourquoi les féliciter de faire leur boulot). Certes, mais ils se fatiguent vite, risquent de transmettre le virus à leurs familles, ne pourront pas soigner les autres malades moins médiatisés : ceux qui attendent leur chimiothérapie, ceux qui étaient jusque là hospitalisés pour des soins psychiatriques, etc. 
  2. Les (beaucoup) vieux (que moi) mourront bien un jour ou l'autre. Ces personnes laissées de côté, réduites à des bilans statistiques avaient une valeur humaine, symbolique aussi immense que non quantifiable... Qui nous dit que leurs enfants ou petits-enfants ne tomberont pas dans une phase post-traumatique; pire, dans une dépression aux limites floues. 
  3. Après la pluie, le beau temps (= une fois la crise passée, la croissance reviendra comme le printemps après l'hiver). L'Europe de la Grande Peste a mis plus de deux siècles à se remettre du fléau premier. Les auteurs oublient d'ailleurs de rappeler que la légende noire du Moyen-Âge tient en grande partie de la lenteur des structures politiques à retrouver le chemin de la prospérité...
En conclusion, et pour ouvrir une perspective au-delà du chapitre de ce livre si précieux, nous devons garder espoir, à condition que des régimes autoritaires ne tirent profit de la situation des pays démocratiques (à information non muselée) : il faut pour cela que les pays européens se montrent militairement très fermes face aux signes avant-coureurs. Les mêmes Etats doivent s'appuyer sur leurs institutions et doivent à la fois favoriser la cohésion sociale et le patriotisme : la France des gilets jaunes ressemble a priori à un maillon faible, même si je perçois de nombreux signes apportant une contradiction au pessimisme de certains; le ton mesuré de ceux qui interviennent dans les médias, le professionnalisme de nombreux journalistes, ou encore l'appétit retrouvé de la connaissance et de la lecture. l'avenir nous dira si je m'illusionne.

Un impératif s'avère plus important encore : les Etats doivent investir dans ce qui sera le monde de demain. Celui-ci laissera sans doute peu de place à des secteurs hier florissants...
(Un autre post sera nécessaire pour développer ce dernier point. A très bientôt pour le volet suivant ;)

Sources : images tableau de Brueghel (Le Triomphe de la mort)
Complément bibliographique sur la Peste Noire : lien

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